Le personnalisme de Mounier
Sous-titre : Chemin de transcendance et ferment d’humanisation à la lumière de l’enseignement social de l’Eglise
Parole et Silence – Institut Catholique de Toulouse, coll. Thèse, 390 pages, 36 euros
Par Tanguy Marie Pouliquen
La publication de la thèse de doctorat de Xavier Ngandoul, soutenue en 2020 avec la meilleure mention, souligne la nécessité de l’engagement au service du bien commun pour promouvoir le bien intégral de la personne humaine. Sa visée est universaliste, toute personne pouvant y trouver des motivations à s’engager. Ouvrage de qualité mais aussi d’actualité puisque le Pape François dès son élection porte inlassablement ce combat sous forme d’appel à l’engagement quand il invite à la joie de l’Évangile pour bâtir une humanité plus solidaire et plus juste (Evangelii Gaudium) ouverte au respect de la création (Laudato Si’, Laudate Deum) et au service de la fraternité humaine (Fratelli tutti). Dans ce livre l’auteur a à coeur, en scrutant inlassablement les oeuvres d’Emmanuel Mounier, d’évaluer la capacité humaine d’engagement comme un processus dynamique à partir d’une synthèse dialectique d’intériorité et d’extériorité ouverte à la transcendance (supériorité) en vue de bâtir le bien commun, « bien de nous tous » (Benoît XVI). L’objectif de cette évaluation est de cerner les potentialités humaines susceptibles de favoriser l’émergence et l’épanouissement d’une vie, à la fois contemplative et engagée, au service du bien commun pour le bien intégral de la personne et de la société. D’où la nécessité d’aller à la découverte d’une « mystique de l’engagement », c’est-à-dire, de rechercher cette propension existentielle et essentielle qui doit engager l’homme moderne à cultiver avec harmonie la foi « et » l’action à dimension sociale.
Dans son projet d’appréhender la notion « d’engagement » dans la perspective du personnalisme communautaire d’Emmanuel Mounier, la vision personnaliste apparaît comme le lieu et le ferment où l’engagement pour une promotion intégrale de la personne humaine prend en compte, non seulement l’homme, mais aussi, son environnement communautaire et naturel. L’auteur découvre comment Mounier, dont la « vocation transcende l’existence », réussit à faire dialoguer un personnalisme aimanté par une intuition civilisatrice d’essence religieuse avec la tradition philosophique existentialiste et sociale de son temps. Mounier puise les sources de son personnalisme dans la pensée de Charles Renouvier (1815-1903), mais c’est aussi grâce à l’activité intellectuelle de Jean-Marie Domenach (1922-1997) et d’Alexandre Marc (1904-2000) que par eux le personnalisme communautaire s’est affirmé comme l’un des grands mouvements de pensée qui ont façonné le XXe siècle. Au contact de ces différents penseurs, Mounier conforte sa conviction prophétique quant au « primat du spirituel » sur l’action. Par ailleurs, l’engagement, dans l’optique du personnalisme communautaire de Mounier, est une question de mouvement et de relation intra et extra-communautaire. Il est dynamique. De ce point de vue, l’activité humaine se déploie dans une heureuse tension entre un décentrement généreux, qui rend disponible à autrui, « l’extériorité », et un recentrement qui permet d’être fidèle à son propre univers intérieur, « l’intériorité », mais selon un rapport d’ouverture à la transcendance qui ne dit pas forcément son nom, « la supériorité », ferment de tout le processus. Pour Mounier, le rapport dynamique entre l’intériorité, l’extériorité et la supériorité opère une « conversion intime » qui se déploie dans le secret et l’intimité d’une vocation humaine sociale liée à l’engagement pour les autres.
Le plan développé par l’auteur et selon ses propos est le suivant :
La première partie, intitulée « Prolégomènes : Emmanuel Mounier, homme engagé et témoin d’une histoire en pleine mutation (1929-1950) », donne à découvrir Emmanuel Mounier comme un homme engagé pour la cause de son semblable et comme témoin d’une civilisation humaine inscrite dans la marche des peuples et de l’humanité… de son temps. L’auteur dresse un panorama historique des grands moments de la vie d’Emmanuel Mounier tout en laissant voir le rayonnement de son engagement personnel, l’essentiel de son action étant concrétisé et consacré par la fondation de la revue Esprit servant à réunir autour de lui un large cercle d’intellectuels aussi divers qu’actifs, de cette période des années trente. L’intérêt porté à la personne de Mounier et à sa pensée est une manière de découvrir ce qui fait de lui un homme originalement engagé dont l’engagement prophétique parce que spirituel (ouvert à la transcendance) et social est d’une constante actualité.
La deuxième partie, « Dialectique de l’intériorité et de l’extériorité, chez Mounier : une dynamique métaphysique de l’existence humaine pour un engagement authentique », aborde la problématique de l’engagement dans ses dimensions dialectiques fondamentales d’intériorité et d’extériorité dans la perspective de l’engagement au service du bien commun. Pour entrer dans la sphère de l’enseignement social de l’Église, et en montrer l’ossature personnaliste et communautaire, l’auteur se réfère à Karol Wojtyla particulièrement dans Personne et acte pour mieux se projeter sur l’enseignement social de l’Église fidèle à la visée de Mounier. A cette raison s’ajoute le fait que Karol, devenu pape Jean-Paul II, est une cheville ouvrière incontournable quant aux accents personnalistes et communautaire de la doctrine sociale de l’Église. Les dimensions d’intériorité/extériorité apparaissent comme des leviers et ferments indispensables à une éthique de l’engagement au service de la personne et de la communauté des hommes. Ces dimensions ainsi perçues et harmonieusement vécues ouvrent à la notion de « supériorité » comme perspective personnaliste complémentaire mais nécessaire pour un engagement résolument humanisant qui puise à des valeurs transcendantes, conditions de la possibilité universaliste « d’une unité du genre humain ».
La troisième partie, « Personnalisme et enseignement social de l’Eglise : pour un engagement fécond au service du bien commun et de la personne humaine », traite du pari personnaliste de l’engagement au service du bien commun dans la société contemporaine. L’analyse intratextuelle et intertextuelle de la pensée de Mounier introduit à une lecture herméneutique de la Doctrine sociale de l’Église afin de mieux éclairer et mettre en valeur la portée historique et personnaliste de toute action au service du bien commun. En somme, dans cette partie de sa recherche, l’auteur a été amené à diagnostiquer les défis et les urgences de l’engagement aujourd’hui tout en montrant une préoccupation unanime : le service et la promotion du bien commun sont inséparables de la promotion intégrale de l’humain.
La quatrième partie, « Personnalisme et enseignement social du bien commun et pour la promotion d’un humanisme intégral selon l’enseignement social de l’Eglise », est plutôt dialectique et critique. En partant d’une certaine approche apophatique (purification et dépouillement de la personne), caractéristique de la mystique de l’engagement chez Mounier, l’auteur souligne la nécessité d’une nouvelle vision du développement intégral par la promotion du bien commun pour le bien de la personne humaine : vouloir servir et non pas se servir. Aussi, pour attester de l’universalité de la pensée de Mounier, la fin de ce travail apporte une pointe d’inculturation et d’ouverture sur la société et l’Église d’Afrique, en général, et du Sénégal en particulier. Mounier lui-même s’est intéressé, en bien des égards, à écrire sur l’Éveil de L’Afrique noire.
La lecture de cet ouvrage, à la méthodologie bien intégrée, est agréable, facile et également pédagogique, la thèse développée par l’auteur « la mystique de l’engagement au service du bien commun » renvoyant le lecteur à son propre engagement en articulant à travers une mystique de l’engagement une dynamique, « d’intériorité », « d’extériorité » et d’ouverture permanente à la transcendance, dite « supériorité ».
Tanguy Marie Pouliquen