Il faut lire ou relire ce livre paru il y a 20 ans exactement en 2003. Il était déjà et reste plus que jamais un ouvrage prophétique d’une actualité toujours renouvelée. A l’époque de sa parution l’Intelligence artificielle était dans les préoccupations des chercheurs mais elle n’occupait pas le devant de la scène comme aujourd’hui et le « numérique » n’avait pas encore pris le pouvoir, le « Cyber » n’était pas encore une arme de guerre.
Par Jean-Yves Perrouin
De quel égarement s’agit-il ? Pour satisfaire ce besoin légitime que nous avons de connaitre le monde qui nous entoure, nous avons privilégié et continuons à privilégier de façon quasi exclusive la « connaissance discursive » résultant d’une démarche scientifique qui ne prend en compte que ce qui est quantifiable, mesurable, reproductible, et pouvant faire l’objet d’une théorie. C’est le prima de l’objectif sur le subjectif ! Alors que la connaissance intuitive relève justement de l’incommensurable. Le don de soi, l’amour qui seul permet de connaitre l’autre n’est pas quantifiable. « On n’expérimente pas sur ce qu’on aime » dit l’auteur p.80
Cet esprit scientifique préside à la recherche fondamentale générant elle-même la recherche appliquée qui a déjà permis la mise en œuvre de technologies salvatrices, bénéfiques et prometteuses de progrès. C’est le cas par exemple en médecine. Mais la science est aussi à l’origine de technologies destructrices ne serait ce que dans le nucléaire et maintenant dans le Cyber au service d’une volonté de puissance.
L’auteur qui est professeur de mathématiques à l’École Polytechnique sait de quoi il parle ! Il ne s’agit pas de condamner la démarche scientifique ni de méconnaitre sa très grande fécondité et les bienfaits que l’humanité lui doit déjà et lui devra encore longtemps. Il s’agit d’alerter sur le danger qu’il y a à privilégier la science de façon quasi exclusive en pensant qu’elle peut avoir réponse à tout, mettre son unique espoir dans des techniques toujours plus prometteuses, plus performantes jusqu’à imaginer, fantasmer « l’homme qui se fait Dieu en oubliant Dieu qui s’est fait homme. » Cela donne le transhumanisme entre autres avec ses promesses d’éternelle jouvence et de toute puissance. « Le messianisme techno-biologique fait monter les enchères jusqu’à l’éternité » p.293. L’auteur ajoute : « l’homme de l’avenir, créature de la science, sera radicalement différent, inconcevable, sans rapport avec nous ». Il poursuit : « L’homme nouveau serait un étranger. Non seulement cela mais il ne serait personne, car à l’intérieur de l’utopie techno-scientifique les hommes sont assimilés à de simples processus objectifs » p.308. Plus grave encore, nous risquons de perdre le sens : « Dans l’opération Dieu fut éliminé et le sens avec Lui » p.288. Plus loin il ajoute : « On se proposait d’être libre, de dominer les choses et ce sont elles qui nous dominent. » p.289. Enfin, Olivier Rey constate : « L’homme moderne a objectivé tout ce qui l’entourait. Il en est résulté un monde déshumanisé, aliénant, non parce que l’homme en serait absent mais parce qu’il y est partout, parce que dans quelque direction qu’il se tourne, il ne rencontre que lui-même, ses conceptions, ses constructions. Le rejet de l’anthropomorphisme par la science a abouti à une situation paradoxale où l’homme se retrouve seul avec lui-même » p.207. Sartre ne dit pas autre chose lorsqu’il déclare : « l’homme est seul sans excuse ».
Pour sortir de cette dangereuse impasse dans laquelle l’homme s’est mis, ce livre pose la seule question qui vaille : « aimer ou ne pas aimer ? »
Pour lire l’ouvrage :